"Méharées couvrait la période 1922 à 1936 : ce second volume de souvenirs et de réflexions, après un chapitre "en amont" — enfance et jeunesse — reprendra le récit "en aval" jusqu’à la date où ce livre, commencé en 1940, est enfin terminé.
La forme sera d’ailleurs, cette fois, un peu différente, en ceci qu’on ne se bornera plus aux seules curiosités du décor mais que l’on acceptera de laisser transparaître parfois derrière celles-ci la respiration d’une âme convaincue que si "l’homme ne vivra pas de pain seulement", ce ne sera pas non plus seulement de botanique ou de préhistoire, que les insatiables appétits de l’intelligence n’ont jamais assouvi ceux du cœur et que la réalité profonde ne réside pas toujours où l’imagine la traditionnelle médiocrité des "sages".
Un livre inclassable et sui generis, précis et terre à terre — ou sable à sable — quand il raconte et décrit, mais quittant le sol et "décollant" quand les convictions sont en jeu…" (Extrait)
Extrait
En 1907, à l’âge de cinq ans, mon père, pasteur à Rouen, ayant été appelé à l’Oratoire du Louvre, il me fallait quitter pour la capitale un paisible jardin fleuri de glycines, situé à la limite de la ville normande, près de la barrière de Bois-Guillaume.
Mais on ne nous eût jamais condamnés, mes deux frères et moi, à la prison d’un banal immeuble de rapport dans un quartier bruyant et sans âme. J’allais donc vingt ans durant habiter sur la montagne Sainte-Geneviève, dans le haut de la rue du Cardinal-Lemoine, une vieille maison à deux étages, dans une cour pavée ouvrant d’un côté sur la rue par un portail plus fermier et villageois que citadin et de l’autre sur un jardin de patronage fleuri des blanches cornettes des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Un vieux puits s’y ouvrait encore, que l’on peut d’ailleurs toujours retrouver, à condition d’en bien connaître l’emplacement car il est remarquablement caché. Ce petit morceau de province abritait encore toute une activité artisanale : souffleur de verre, cardeur de laine de matelas, dessinateur lithographe, marchands d’habits ("Habits, chiffons, ferraille à ven-dre…") regrattiers divers ("La p’tite chi-corée sau-vage, voulez-vous d’la mignonnette…", "Mouron pour les p’tits oiseaux…") relieur, découpeur de feutre à l’emporte-pièce, etc.
Quel quartier pour un enfant ouvrant les yeux sur le monde et dont la curiosité va s’éveiller !
D’un côté, le Panthéon et le mystère des dalles sonores de ses trottoirs — la tour du collège Fortet : Ignace de Loyola et Jean Calvin côte à côte, l’Espagnol et le Picard : de quoi peuvent-ils bien parler ? — la tour Clovis — Saint-Etienne-du-Mont avec les deux grands morts de son abside, Racine et Pascal : rien que, ça ! — le mur de Philippe Auguste, couronné de frênes — la maison, au couloir dallé de pierres tombales, où mourut Verlaine : paix à ses cendres ! — le réservoir de la rue de l’Estrapade et, à l’angle de celle-ci et de la rue d’Ulm, ce sordide laboratoire dont les bocaux entrevus derrière des vitres sales excitaient ma curiosité et où je devais plus tard aller écouter Charles Pérez — le collège des Irlandais d’où s’échappaient des volées de séminaristes robustes et rougeauds.
De l’autre côté, la place Contrescarpe avec ses ivrognes, ses ruisseaux ensanglantés ou verdis par la teinture des bruyères, son enseigne Au Nègre joyeux, son cabaret de la Pomme de pin évoquant le souvenir de la Pléiade, de Racine (encore lui…), de Boileau, de Chapelain, de La Fontaine peut-être. On y riait autour d’un pot, mais 200 mètres plus loin c’est l’emplacement de la demeure de M. Périer "sur les fossés de la porte Saint-Marcel, près des frères de la doctrine chrétienne" (aujourd’hui rue Rollin), où le 19 août 1662 à une heure du matin Blaise Pascal, à 39 ans et 2 mois, échappant enfin à un ici-bas où "les fleuves de Babylone tombent et coulent et entraînent" pénètre, consolé et vainqueur, dans cette Sainte Sion tant désirée "où tout est stable et où rien ne tombe".
Une rue à traverser et ce sont les arènes de Lutèce et ses gradins désertés depuis près de 2000 ans. Deux pas encore : la fontaine Cuvier avec son crocodile à la discutable anatomie cervicale et le Jardin des plantes.
Et dès la grille, c’était, à droite, après cet inquiétant lion de bronze reniflant le pied nu d’un
Chez M. de Buffon
cadavre humain, mon labyrinthe, cette montjoie de détritus médiévaux, couronnée d’un kiosque de fer déjà privé, à l’époque, de son canon de midi, mais dont le gnomon reste optimiste : "Horas non numero nisi serenas." Dans les sentiers de la butte, la fraîche image de Michelet enfant y suivant dans "une sorte d’extase" sa petite voisine Thérèse qui "marchait devant dans sa robe d’été, si gracieuse et si légère en tous ses mouvements qu’elle semblait plutôt glisser à travers la verdure, soulevée sur le nuage vaporeux de ses blanches mousselines"…
Il en est — sait-on jamais ? — qui préfèrent le parc Monceau, plus "comme il faut", ou les Tuileries, plus imposantes. Et qui ne comprendront peut-être pas que derrière ces grilles, pour le petit provincial de cinq ans, se cachait sa forêt de Brocéliande, son parc enchanté, son Eldorado, son paradis.
On souhaiterait que les naturalistes du Muséum songent un jour à nous donner un catalogue de la faune et de la flore de leur domaine. Sans doute aurait-on des surprises : les espèces d’oiseaux observées y seraient, me dit Yvonne Letouzey, de près d’une trentaine, du geai à la hulotte et du pic épeichette au grimpereau ; on y a même vu, par un hiver très froid, un jaseur de Bohême. L’on ne devra pas oublier les diatomées marines, apportées sans doute par les mouettes rieuses, les amphipodes exotiques des serres, les Orobanche hederae du labyrinthe, et cent autres curiosités à revoir ou à découvrir.
Enfant, je connaissais déjà tous les recoins du vénérable jardin, le cèdre de Bernard de Jussieu (1754), le robinier de 1636, le pin laricio d’Antoine-Laurent de Jussieu (1774), le double hêtre pourpre qu’il faut regarder de bien près pour en découvrir la gémellité, les arbres de Judée couvrant de leurs larmes de corail rose une écorce noire (peut-être le seul cas de cauliflorie de nos climats), les catalpas aux longs fruits effilés, les paulownias dont les marmots ramassaient les corolles mauves tubiformes pour en coiffer leurs petits doigts, et les ginkgos semant de leurs sequins d’or les pelouses à l’automne.
L’orangerie et la vieille galerie sur la rue Geoffroy-Saint-Hilaire étaient encore debout, avec le rorqual de carton montant la garde devant la galerie d’anatomie comparée de Cuvier, où je devais plus tard passer tant d’années, derrière une fenêtre encadrée de vigne vierge, et d’où l’on apercevait en été, enchaînés sur leurs perchoirs, des aras criards et multicolores.
Comme les calots, alors, roulaient bien dans les caniveaux pavés du raidillon séparant les serres, et qui, eux, n’ont pas changé, même si je ne possède plus de ces grosses billes de verre contenant des fils de couleur torsadés.
Bien entendu, je savais par cœur la ménagerie, de la grue couronnée au lièvre de Patagonie et du vautour moine à l’hémione, sans d’ailleurs avoir découvert encore tout ce que peut avoir d’inhumain et de cruel l’univers carcéral des jardins zoologiques : aujourd’hui, ce sont souvent les enfants eux-mêmes que l’on découvre émus et consternés par la prison des grands rapaces ou le triste manège du chacal trottant indéfiniment sa ronde sur le ciment. Demain de tels spectacles seront devenus intolérables.
Je connaissais aussi, mais moins bien que le jardin, les galeries, où se réfugiait parfois mon père pour y trouver la solitude et y mémoriser ses prédications. Très longtemps, bien sûr, je n’ai rien su du Muséum lui-même, en tant qu’institution et que communauté scientifique, du moins jusqu’au jour où, enhardi, j’écrivis à Edmond Perrier, alors directeur, pour l’interroger sur une relation possible entre l’apparition des plantes à fleurs et celle des insectes qui les fréquentent.
Bien que presque "Né à la ménagerie" — comme on le lisait sur tant d’étiquettes —, je ne songeais guère alors que j’entrerais un jour dans la confrérie, dans cet ordre singulier où frères lais, novices et profès veillent, comme en un immense monastère, sur un peuple innombrable d’animaux, de plantes, de fossiles et de minéraux. Je n’avais alors accès qu’au parvis des Gentils, je n’étais encore qu’un "prosélyte de la Porte", le temple lui-même me restait interdit et j’allais ignorer longtemps encore qu’entré un jour, garçonnet de cinq ans, dans ce monde enchanteur, je ne devais plus le quitter. Car le Muséum allait devenir ma maison et le rester toute ma vie, même quand je m’efforcerai pendant 25 ans de lui donner en Afrique Occidentale une manière de succursale tropicale.
Si le Jardin des plantes a fait longtemps l’objet de mes visites quasi quotidiennes, les jeudis autorisaient des pérégrinations plus lointaines, le plus souvent en direction du bois de Vincennes, atteint soit par le bateau mouche, du ponton de la Tournelle au pont de Charenton ou par le tramway Bastille — Demi-Lune. Le but favori de nos expéditions était la Sapinière, avec ses ruisseaux peuplés de larves de phryganes, de grenouilles et d’épinoches, traversés parfois par l’éclair de saphir d’un martin-pêcheur.
Les voyages dans Paris se faisaient par l’omnibus à impériale, le tramway à cheval, à vapeur, ou électrique, à plots puis à fosse Centrale ; le métropolitain naissait à peine. Si je n’ai plus connu la lampe à huile, j’ai bien des années utilisé la lampe à pétrole et la lampe Pigeon, à essence ; certaines pièces étaient éclairées au gaz, avec le manchon d’amiante du "bec Auer" ou le simple papillon.
Un beau jour il fallut aller en classe et, pour atteindre l’école alsacienne, traverser chaque jour le Luxembourg, qui allait me détourner un peu de l’autre jardin : mais je retrouverai plus tard ce dernier, et pour toujours.
Enfance sage et abritée, s’il en fut, certes, puritaine même à certains égards, au sens non péjoratif du terme, éducation soucieuse d’une constante référence aux exigences d’une morale : lectures choisies, pas de théâtre, ni de spectacles douteux ou cruels, ni alcool, ni tabac, horreur des jeux d’argent, pas de jouets guerriers.
Le cœur et l’esprit ne manquaient pas de nourriture et mon enfance fut bercée par les récits les plus diversifiés : ceux de l’Ecriture, naturellement, mais ceux aussi de l’Odyssée, de la mythologie grecque, avec Brer Rabbit et l’Uncle Remus, les ruses joyeuses ou cruelles de Goupil, Grimm et Andersen, les Récits mérovingiens, les Misérables, Jules Verne mais aussi Treasure Island.
Quant à l’apport "culturel" (comme on dit aujourd’hui) — pour ne parler ici que de l’accessoire — de la fréquentation quotidienne de la Bible, c’est, pour l’enfant protestant, une richesse et un trésor bien connus ailleurs mais très ignorés, alors du moins, en France car à l’heure où ses contribules ne sortent guère des Gaulois, de la barbe fleurie d’un Charlemagne qui était glabre, des exploits politico-militaires de la Pucelle ou des boucheries impériales il vit, lui, avec les pharaons et leurs pyramides, dans les murs de Babylone la Grande, avec les chameliers qui se querellent autour du puits, avec Jacob le tricheur et le "vanitas vanitatum" désabusé du Qohéleth, dans les palais assyriens aux taureaux ailés, dans la Suse de Cyrus avec les marins phéniciens d’Hiram, ou les pourpriers de Tyr, en Asie Mineure avec la Diane des Ephésiens, à Corinthe, visitant l’Aréopage, faisant naufrage à Malte, pénétrant dans la prison du Prétoire : quelle couleur, quelle fresque ! Deux mille ans d’histoire entre les plats d’un seul volume…
Evidemment, de Rome à l’Euphrate, ce n’est encore qu’un bien petit bout du monde et ce n’est pas méconnaître le rôle des cultures gréco-latine et judéo-chrétienne que de découvrir les autres, car la Chine n’en existait pas moins et depuis des millénaires, même si le bon roi Dagobert en ignorait sans doute jusqu’au nom.
La mer d’Ulysse et de saint Paul ? Oui, mais pourquoi faudrait-il en oublier les autres ? Ce n’est pas renier son héritage que de reconnaître qu’il n’est pas unique et que plusieurs chemins conduisent au sommet de la montagne sacrée.
Déjà, l’appel des pays lointains se faisait entendre et pour avoir lu Bonvalot, Grenard, Dutreuil de Rhins et Sven Hedin, nous nous mîmes à préparer, un ami et moi, une expédition au Tibet et, ayant fait l’acquisition d’une vieille grammaire tibétaine, celle de Foucaux, avions entrepris l’étude de la langue.
Mais au-dessus de la planète, le ciel à son tour s’ouvrait à nos juvéniles curiosités et, ne doutant de rien, nous fondions un "Observatoire Galilée" dont le seul instrument devait rester une minuscule lunette, munie d’un objectif de… quatre centimètres, tout juste de quoi donner un coup d’œil aux satellites de Jupiter et à la topographie lunaire, permettre sur un écran quadrillé la mesure de quelques taches solaires ou de deviner, à la limite, l’anneau de Saturne.
Alors que j’étais très jeune encore devait naître en moi une viscérale détestation de la guerre, de toute guerre, même de celle prétendue "juste", et une non moins essentielle révolte devant la souffrance des bêtes et la cruauté des hommes : à dix ans je refusais, à l’école, de participer à une collecte en faveur de l’aviation militaire et décidais vers la même époque, pour protester contre la sanglante boucherie des madragues, de ne plus consommer de thon rouge.
Si protégée et, disons le mot, si bourgeoise à certains égards, qu’ait été mon enfance, le souci de la justice sociale ne devait pas en être absente, nourrie d’un côté par le message des prophètes d’Israël et de l’autre par l’engagement politique au service d’un socialisme idéalisé. Messie sans messianisme des églises, messianisme sans messie des collectivistes : une réconciliation était-elle possible ? On aura pu le croire quand des chrétiens découvraient enfin les implications sociales de l’Evangile, avec Leonard Ragaz et Hermann Kutter, en Angleterre avec Keir Hardie et les Brotherhoods, outre-Atlantique avec Rauschenbusch, en France avec Elie Gounelle, Tommy Fallot et Wilfred Monod : un christianisme social naît et se développe, qui bien souvent deviendra même un socialisme chrétien.
J’appartiens à une famille — en réalité plutôt une "tribu" et même une tribu "maraboutique" — où l’in breeding n’est pas inconnu, grâce auquel je me trouve compter parmi mes 4 arrière-grands-pères (3 pasteurs et 1 médecin) : 3 frères, ce qui ne semble pas courant. Par les Joncourt, les Rapin-Thoyras, les Budé, etc., on peut remonter à Robert de Clermont et à Saint Louis, par les Honeyman aux Stuart, ce qui, malgré les apparences, n’est que très banal : un historien ne nous expliquait-il pas récemment qu’il ne serait pas impossible que tous les Français actuels descendissent de Charlemagne et, par celui-ci, d’Attila… Après tout, pourquoi pas ?
En ce qui me concerne, ce qui me semble plus curieux est de compter dans mon ascendance en ligne directe 5 générations de pasteurs. Au sein de cette dynastie de "ministres du saint Evangile", comme on disait autrefois, régnait une forte culture classique, où chacun cultivait peu ou prou la littérature, l’art épistolaire, la poésie, quand celle-ci n’était pas encore définie par de simples artifices typographiques et obéissait aux lois d’une métrique. Les langues anciennes n’étaient pas oubliées et si ma mère lisait son Nouveau Testament en grec, la sienne savait en hébreu les "cantiques des degrés" du psautier.
Dans semblable milieu à la fois religieux et humaniste, on savait à vrai dire peu de chose de la nature, en dehors des clichés littéraires consacrés à une description superficielle, ignorant tout du détail, la faune, la flore, les genres et les espèces. Le folklore familial a conservé à ce sujet une anecdote mettant en scène deux graves théologiens, dont l’un aurait été mon arrière-grand-père Adolphe Monod, le grand prédicateur : passant sous un noyer, l’un d’eux ramasse une noix verte et déclare sentencieusement : "L’Ecriture nous dit : "Vous reconnaîtrez l’arbre à son fruit : ceci est une prune, donc…" et levant les yeux : "Ceci est un prunier…""
Rara avis, ma grand-mère maternelle cultivait, elle, l’histoire naturelle et j’utilise encore son exemplaire de la flore française de Gillet et Magne.
Est-ce l’origine de ma vocation de naturaliste ? Peut-être. Alors que les heureux enfants d’aujourd’hui disposent d’une pléthorique quantité d’ouvrages d’initiation magnifiquement illustrés, ce n’était pas, et de très loin, le cas il y a soixante ans et il fallait se contenter de ce que l’on pouvait alors trouver, la "Bibliothèque de poche du naturaliste", les éditions Deyrolle, les papillons de Joannis, les coléoptères de Fairmaire, les flores de Bonnier, etc.
A quinze ans, je commençais quelques observations sur la reproduction chez les crabes, à seize je fondais une "Société d’histoire naturelle" qui comptera une trentaine de membres, dont André Gide ; elle avait un bulletin qui comptera, je crois, 3 numéros, cependant que je "publiais" un journal tiré à un exemplaire, Le Martin-Pêcheur.
Et déjà mes curiosités — bien un peu maudites car, comme Oscar Wilde : "Je puis résister à tout, sauf à la tentation" — me sollicitaient au hasard sur les voies les plus éclectiques : situation du paradis terrestre, identification du bdellium biblique, les Sept Dormants d’Ephèse, saint Paul et Sénèque, le voyage d’Io dans le Prométhée d’Eschyle, Newman et les deux types de certitudes, celles qu’on démontre et celles qu’on sent, les œufs des papillons, les relations Ishtar-Vénus, etc., les sujets ne manquent pas.
Mais il allait bientôt falloir choisir un état. Au terme de mes études secondaires, je pensais avoir reçu vocation d’entrer dans le ministère pastoral. Faudra-t-il pour autant renoncer à l’histoire naturelle ? Un jour, ou plutôt un soir, sur la dune littorale à Ammophila arenaria, entre Courseulles et Bernières, l’heure de la décision était venue, qui allait se révéler d’ailleurs quelque peu ambiguë. En effet, ayant découvert que le titulaire d’une licence pouvait, à la faculté de théologie, se voir dispensé de la première année d’études, je me décidai pour cette possibilité. Et puis, une fois engagé dans la voie scientifique, je n’allais plus la quitter. Le sort en avait décidé, j’avais renoncé à ce que ma mère appelait "le dernier des métiers mais la première des vocations"…
Mais hérédité et atavisme n’en resteront pas pour autant de vains mots. Des années durant, je me vis attiré par la vie liturgique, une certaine forme méthodique de culture de la piété, et quelques misérables essais de pratique ascétique : si l’Ordo Fratrum vigilantium devait rester éphémère, le "tiers ordre protestant des veilleurs" (1923) vit toujours avec sa devise franciscaine : "Joie-Simplicité-Miséricorde." Plus tard, il m’arrivera bien des fois de prêcher en divers lieux, et en particulier à Dakar, dans le petit temple de la rue Carnot, jouxtant un flamboyant parfois affreusement défeuillé par un papillon (psychide) grand consommateur de ses foliolules.
La zoologie française, dans la Sorbonne de 1919, restait, dans la grande tradition de Lacaze-Duthiers, très orientée vers la morphologie. Si l’on ne voyait plus guère Yves Delage déjà à demi aveugle, mais qui interrogeait encore à l’examen, nous écoutions Edgar Hérouard, sanglé dans sa redingote, le débonnaire Georges Pruvost et le modeste A. Robert dont l’embryogénie du Trochus représentait alors un modèle de patience et de précision ; au vétuste laboratoire d’évolution des êtres organisés nous allions entendre un maître prestigieux, Charles Pérez, professeur et dessinateur incomparable. En botanique, Gaston Bonnier était encore là mais n’enseignait plus guère, tandis que Louis Matruchot nous parlait des cryptogames et Raoul Combes des familles de plantes utiles, tandis qu’Emile Haug, Léonce Joleaud, Albert Michel-Lévy et Antoine Lanquine s’efforçaient de nous inculquer quelques notions de géologie.
On le sait du reste, c’est le hasard qui décide des choses importantes de notre vie, et c’est ainsi qu’une promenade dans les environs de Roscoff, sur les berges de la Penzé, en compagnie de Louis Barrabé et de ses moustaches de Franc ripuaire, nous faisait découvrir, dans la banquette de vase durcie du schorre, un petit crustacé isopode, le Paragnathia formica : le sujet de ma thèse était trouvé et j’allais, presque à mon insu, devenir carcinologiste. Il faudrait presque honnêtement ajouter : "entre autres", tant je devais par la suite me découvrir sans défense contre un appétit de voir, de découvrir et de connaître qui allait m’entraîner même outre-zoologie parfois, vers la botanique, la géologie, l’archéologie, voire l’histoire.
Un nouveau "hasard" m’ouvre alors les portes du Muséum avec une bourse de doctorat, puis un poste d’assistant : après avoir tant d’années parcouru le vieux jardin du Roi en simple visiteur, me voici désormais dedans, et définitivement, tout près de nos trois tombeaux : Gui de La Brosse, L. J.-M. Daubenton, Victor Jacquemont ; dommage que les cathédrales n’accueillent plus les cercueils des membres de leur chapitre, car, au cœur d’un quartier si fourni en rues éponymiques (Cuvier, Linné, Buffon, Lacépède, Jussieu, etc.), quel lieu prédestiné pour rendre à la terre la dépouille mortelle d’un naturaliste ! René, toujours modeste, accroché dans le vent sur son rocher, Napoléon emporphyrisé chez les guerriers, Musset sous son saule, soit, mais le naturaliste préférerait un cèdre libanotique, un ginkgo ou un robinier rose (var. decaisneana).
Petit monde à part que ce Muséum et même microcosme de l’étrange et ne ressemblant à aucun autre, même parmi ceux qui, ailleurs, s’en rapprochent le plus, British Museum (N.H.), U.S. National Museum, American Museum of Natural History et cent autres, car la plupart : 1. ne sont pas des établissements d’enseignement stricto sensu et 2. sont avant tout des conservatoires de collections. Le Muséum national d’histoire naturelle (et non le "Muséum de Paris", qui n’existe pas), dans la forme que lui a donnée le décret du 10 juin 1793, tout en étant le dépositaire des collections nationales d’animaux, de plantes, de fossiles, de minéraux, etc., possède aussi des chaires dites "sans collections" : évolution des systèmes naturels et modifiés, physico-chimie de l’adaptation biologique, océanographie physique, etc.
Si l’on ajoute à celles-ci toute une série d’établissements extérieurs (laboratoire maritime, arboretum, parcs zoologiques, jardins botaniques, terrains et domaines divers), on reconnaîtra l’aspect résolument sui generis et foncièrement original d’un organisme qui peut tout à la fois rester l’héritier d’une haute tradition, celle de sa "grande époque", et accueillir les exigences les plus modernes d’une science demeurant, comme l’Eglise, semper reformanda.
Petit monde, ai-je dit, et qui peut intriguer l’observateur : tout ensemble fermé, secret et topographiquement si dispersé que ses habitants ne s’y rencontrent guère, dans un couvent si "étalé" et sans cloche pour y convier à quelque office collectif, dans un monastère d’ailleurs particulièrement riche en types humains diversifiés et originaux. Du moins jusqu’ici et "de mon temps" (je suis un homme d’hier, peut-être même un représentant de quelque âge plus reculé encore) car avec la réglementaire banalisation des carrières, avec la science devenue trop souvent un métier comme un autre et non plus toujours une véritable vocation et une impérieuse passion à assouvir, il peut arriver que le chercheur ne vive plus une aventure mais exerce une profession.
Il reste tout de même, Dieu merci, au Jardin, des personnalités pittoresques. On n’écrira plus aujourd’hui de livre tel que l’Histoire naturelle drolatique et pittoresque des Professeurs du Jardin des Plantes, des Aide-Naturalistes, Préparateurs, etc., attachés à cet Etablissement, accompagnée d’épisodes scientifiques et pittoresques que publiait en 1847, sous le pseudonyme d’Isidore S. de Gosse, un futur préfet, Bertrand Isidore Salles.
Trouverait-on encore aujourd’hui matière adéquate à un nouvel Arbre de science, le roman à clef où Maurice Maindron avait si spirituellement décrit en 1906 les hôtes du Muséum, avec le professeur d’herpétologie mimant devant ses élèves le crapaud accoucheur ? Peut-être, mais il faudrait faire vite.
Après tout, quoi de surprenant à ce que le Muséum abrite une faune de primates à tant d’égards si remarquable ? Car, on se le demande, où seraient les individus échappés à l’uniformisante monotonie de notre temps sinon au Jardin des plantes ? Au moment où l’on se préoccupe, et à si juste titre, de sauver les espèces menacées, souhaitons que le vieux jardin demeure longtemps encore un îlot protégé, une réserve bien défendue pour la conservation d’un type en voie de rapide disparition, le "naturaliste", au sens plein, noble, et vrai du mot. |